J’ai mis longtemps à comprendre comment mon intérêt pour l’histoire et le patrimoine façonnait ma vision du monde.
Si je lisais beaucoup de récits historiques, je ne crois pas avoir été un jour tellement intéressée par les mondes futuristes. Les récits imaginaires peuplés d’Intelligences Artificielles et de monstres aux formes exotiques ne m’attiraient guère, voire même m’ennuyaient. Je crois que la raison principale est que je n’y trouvais pas les réponses à mes questions. De manière générale, pendant longtemps, je m’intéressais moins à ce que nous allions devenir que ce que nous étions déjà.
Le futur, je crois que je me sentais en capacité d’agir dessus, de le changer. À l’inverse, le passé était immuable, nous ne pouvions y échapper. Pour moi le meilleur moyen de le maîtriser était de le comprendre. Ce que je voulais, c’était déchiffrer comment le monde fonctionnait et surtout, pourquoi comme ça ? Qui, quoi l’avait façonné de cette façon ?
Cela me paraissait une évidence qu’en étudiant le passé, je remontrai à la source de tout. J’avais en tête l’image de la bobine de fil qu’Ariane donne à Thésée pour retrouver son chemin dans le labyrinthe. Mon fil d’Ariane à moi, c’était comprendre le présent grâce au passé.
Chacun son Ariane
J’ai découvert au fil du temps que c’était différent pour chacun·e, que nous avions tous adopté des manières de lire le monde singulières. Certaines personnes observent le monde à travers le prisme de la physique. Pour eux, le monde est un ensemble d’atomes, de matière et de vide. D’autres l’interprètent par le prisme des langues, des mathématiques ou de la géologie.
J’eus la bonne surprise de comprendre qu’en étudiant l’Histoire, j’étudiais le monde à travers l’invention d’autres disciplines. Je lisais le monde aux moyens de l’agronomie, de l’économie, de la chimie, des langages, des mathématiques, de la physique. La découverte de ces systèmes rationnels sont notre histoire : ils furent moteurs et mécaniques du développement des sociétés humaines.
Ces façons de lire le monde sont des grilles de lecture qui nous aident à analyser et catégoriser notre environnement. Elles sont constituées de discours que l’Humanité a créé pour s’adapter et par la suite prendre des décisions logiques. Ces modes de pensée s’apposent tels des filtres sur ce que nous voyons, sentons, expérimentons. Ils prennent la forme de mots et constituent des idées. Au fur et à mesure que nous nous emparons de ces mots, nous commençons donc à apposer leur prisme sur notre réalité.
Je fus frappée par cette idée à la lecture de cette phrase du penseur Krishnamurti :
« Ce sont les mots qui créés une séparation entre le fruit, la fleur, la plante et la racine ».
Krishnamurti
Selon cette idée, les mots ont le pouvoir de transformer notre vision du monde. Ainsi :
- Les bébés voient des formes colorées et des choses qui bougent.
- Les enfants voient des fleurs et des petites bêtes.
- Les plus vieux ont le choix. Ils peuvent voir la fleur, le dahlia, la tige-le pistil-les pétales et dessus l’insecte, la mouche, le drosophile mâle. Ou tout ensemble, un amas d’atomes constitués en un système.
L’archéologie du quotidien
Ma réalité est désormais transformée par le choix du prisme que j’ai choisi, qui est la discipline historique. Ainsi quand je suis dans une pièce, je ne vois plus seulement des meubles, des bibelots et de la tapisserie vieillie. J’y vois des chaises qui me content l’histoire du design et l’évolution des habitudes humaines. Des motifs qui me rappellent l’époque de l’entre-deux-guerre et la volonté de s’échapper de la grisaille de 14-18. Dans les bibelots parsemés ici ou là, les traces du colonialisme et la mode de l’exotisme.
Dans les intérieurs récents, on observe l’arrivée de la consommation de masse et le développement du prêt-à-porter et des meubles en kit.
Ainsi les couches successives des époques s’empilent les unes sur les autres jusqu’à créer un mille-feuille de mémoires. Pour moi, l’archéologie débute dans la pièce où je me trouve présente. Je me suis accoutrée des lunettes de lecture dont je me sépare difficilement.
La vie de château dans ma tête, ou l’histoire des grands hommes
Ces lunettes, je les ai fabriquées de bric et broc, avec des livres, avec la télé, avec l’école, avec les gens pas contents et le besoin de savoir pourquoi. Avec des châteaux et des églises aperçues par la fenêtre de la voiture.
Avec des émissions comme Secrets d’histoire ou en regardant Frédéric Gersal à Télématin avant de partir à l’école. Tout cela agrémentait ma culture générale, par bouts d’anecdotes et lieux patrimoniaux découverts à travers l’écran de télévision. C’était peu, mais cela m’ouvrait des horizons, des perspectives, des portes d’entrée où m’engouffrer et comprendre le monde.
Pourtant, au bout d’un moment, j’ai commencé à comprendre que mes lunettes avaient quelque chose de bizarre, j’avais l’impression de voir un peu flou. Ce que je parvenais à saisir de l’Histoire me paraissait toujours assez de loin de ma réalité.
Dans ma chambre, j’avais la frise de rois de France, de Clovis à Louis XVIII, trouvée dans un magazine jeunesse. J’avais un livre sur Louis XIV qui m’a rendu incollable sur le nombre de fenêtres à Versailles et la nourriture préférée de la princesse Palatine (rien à voir avec Star Wars). Je regardais beaucoup de films sur cette époque ou les histoires de royautés en général. Parmi ces films, beaucoup de classiques du genre comme l’Homme au masque de fer, Sissi, Alexandre, Troie, 300, etc. Au regard de mes fréquentations culturelles, j’étais une bonne petite royaliste.
Je lisais des contes où le but de l’histoire était de sortir de sa classe sociale pour atteindre directement la case aristocratie. Les filles du peuple devenaient princesses ou reines. Je voulais être princesse, pas présidente. Il n’y a jamais de présidente dans les histoires.
Et puis le temps passant, j’ai fini par me rendre à l’évidence : ce que je lisais n’était pas mon histoire, ni celle de mes aïeux. Les nobles dont j’entendais parler dans la vraie vie étaient rares et je n’arrivais pas à m’identifier à eux. Dans les histoires, même si je me rendais bien compte que ma vie ne ressemblait pas à la leur, je pouvais partager leurs pensées, faire partie de leur aventures. Mais quand je les croisais au JT de 20h, trop de choses nous séparaient.
Tous ces médias relayant les vies de l’aristocratie avaient agi en tant que portes d’entrées pour découvrir le passé, mais ont peu à peu laissé place à d’autres types de personnages. Les effrontés.
L’autre version de l’histoire
Quelques rebelles avaient commencé à m’entourer. Ils s’appelaient Cartouche, Zorro, Robin des Bois, Jacquou le Croquant. Des figures de justiciers qui me montraient une autre façon d’interpréter les récits du passé. Ces personnages n’étaient pas contents, volaient pour donner aux pauvres, se rebellaient contre l’autorité des rois ou des gouvernants.
Dans les autres histoires, les personnages issus du peuple étaient rares. Souvent dessinés sous des traits grotesques, ils étaient ignorés, menaçants, traités avec mépris ou dépeints comme soumis.
Ceci initiant mes interrogations sur la société et les identités, j’ai continué de développer mon attrait pour l’Histoire, mais plus uniquement du côté royal de la chose. Je voulais comprendre ce qui c’était passé pour ceux qui n’avaient pas la chance d’avoir le sang bleu ou accès aux sphères de pouvoir. À travers les récits de proches sur les deux guerres, sur l’Algérie, la vie quotidienne à telle époque, j’ai compris que les événements historiques et l’évolution de la société avaient aussi impacté mon entourage et transformé leur quotidien. Et non seulement la vie de ceux qui les gouvernaient.
Garder l’esprit alerte
J’ai gardé un petit faible pour les histoires de princesses, on ne se refait pas, mais mon regard a désormais changé. Je décrypte le message plus facilement et je m’amuse à chercher les discours sous-jacent. Mes études en histoire m’ont aidé à mettre en pratique l’esprit critique. J’ai aussi appris à ne pas me laisser aller à schématiser trop vite : l’Histoire ne se résume pas à une séparation nette entre les rebelles et les aristocrates, les sociétés se composant de strates beaucoup plus complexes.
S’obliger à garder l’esprit alerte : voilà un des plus beaux cadeaux que j’ai reçu de cette disciple. Le mot « Historia » signifie « enquête » en grec ancien. Une des premières qualités d’un enquêteur est de ne jamais céder à la première évidence et de se forcer à chercher plus loin, même si tout démontre à croire en la première hypothèse. Les mêmes qualités sont attendues d’un.e historien.ne.
Devenir opticienne
Aujourd’hui encore, beaucoup d’idées fausses restent véhiculées. Apprendre que la Bastille était vide le 14 juillet fut un choc. Comprendre que les gaulois ne taillaient pas de menhirs en fut un autre. Mais des événements plus importants encore n’ont été révélés que partiellement et d’autres sciemment oubliés ou modifiés. L’image d’une France garante des droits humains, fut bien ébréchée par ma découverte du massacre de Sétif en 1945 ou celui de Paris le 17 octobre 1961, parmi d’autres. Bien d’autres histoires restent à éclaircir, diffuser et reconnaître publiquement comme ce qui s’est joué avec la commission sur les événements au Rwanda en 1994 où le travail des chercheurs et chercheuses fut fondamental.
Un autre étonnement fut de comprendre qu’à ma grande surprise, tout le monde n’est pas passionné par les ruines et les vieilles photos… Beaucoup se désintéressent des richesses que le patrimoine peut nous enseigner. Je crois cependant qu’une bonne part du travail revient aux professionnels du patrimoine et du monde de la recherche en Histoire : la pédagogie est loin d’être seule réservée aux enfants.
Dans le milieu historique, les films comme Braveheart qui sont des absurdités sur le plan historique ou des émissions telles Secret d’histoire, essentiellement axée sur la royauté sont souvent moqués. L’une des premières choses que j’ai entendu en arrivant à la fac sont d’ailleurs les commentaires méprisants des professeurs sur ce type de contenus. Je les comprends totalement : les partis-pris que l’on y trouve sont trompeurs et la réalité était bien plus complexe à ces époques, comme elle le reste aujourd’hui.
Ce type de programme s’intéresse bien plus aux liaisons secrètes de personnages emblématiques qu’aux subtilités des enjeux politiques auxquels ils ou elles se trouvent confrontés au cours de leur vie. Cependant, ces programmes ont le mérite d’évoquer pour une grande audience des réalités anciennes. Sans ce type de médias, je ne me serais peut-être jamais intéressée à l’Histoire.
La responsabilités des historien·ne·s serait-elle de transmettre les lunettes qu’ils et elles utilisent dans leurs recherches ?
Cela peut s’effectuer par le soin donné à fournir des divertissements instructifs et vérifiés sur le plan scientifique. Si des gens peuvent refaire l’histoire à leur manière dans des émissions publiques, il me semble que c’est en partie parce que les historien.ne.s ont longtemps délaissé l’accessibilité dans la diffusion de leur discipline. Le public existe comme le prouve l’engouement pour les séries ou les jeux vidéos historiques tels Assassin’s Creed ou Civilisation.
Heureusement, de nombreux historiens et d’historiennes sont conscients de l’importance de ces enjeux et œuvrent à cette fin. On ne présente plus Manon Bril, mais j’ai découvert récemment le site Entre-Temps ou l’émission Faire l’histoire sur Arte qui représentent de bons exemples de la prise de conscience au sein des universités.
Et maintenant ?
Aujourd’hui à un moment où le futur m’inquiète plus, je me sens davantage intéressée par les mondes dystopiques. Ils peuvent nous donner des idées de ce qui nous menace et nous aider à réagir. J’ose espérer qu’ils nous aident à interpréter ce qui nous arrive socialement et écologiquement sans pour autant que nous en devenions cyniques au point de ne plus agir du tout.
Cependant, notre passé reste un chantier à explorer sur lequel nous pouvons nous appuyer pour comprendre les problèmes auxquels nous faisons face aujourd’hui. Encore faut-il que les personnels de recherche soient soutenus dans leur démarche et qu’ils conservent un ton accessible. Alors, les énigmes du présent deviendront plus facilement lisibles.
Et vous, quelles paires de lunettes portez-vous ?
Image de couverture : Livre de John Leslie (1527-96), De origine, moribus, et rebus gestis Scotorum, libri decem exposé lors de l’exposition The afterlife of Mary Queen of Scots, Glasgow (©MaryneFournier)